Proposition de loi de Valérie Létard (sénatrice UDF) sur les minima sociaux – Discours

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, mes chers collègues,

Tout d’abord je tiens à remercier Mme la rapporteur et la commission des affaires sociales d’avoir permis d’aborder ce sujet que le gouvernement aurait dû traiter.

Et je reconnais que cette proposition de loi va dans le bon sens. Elle assure une certaine équité entre les bénéficiaires de minima sociaux et entre ces derniers et les salariés à bas revenus. Elle supprime les aides liées au « statut », ce qui est une bonne chose. Elle réduit les obstacles supplémentaires à la reprise d’activité : harmonisation et sortie progressive des différents droits connexes, suppression des délais de carence entre la fin d’une période de travail et retour aux minima sociaux, neutralisation des ressources antérieurs devenues inexistantes, renforcement de l’accompagnement social et professionnel des bénéficiaires de minima. Nous nous félicitons donc ici des avancées.

La complexité, les incohérences et les effets pervers du dispositif français des minima sociaux auraient néanmoins appelé une réforme encore plus profonde. Malgré les avancées, votre projet de loi ne répond en effet pas suffisamment à la nécessité d’assurer en France à tous et à toutes la possibilité de mener une vie décente et autonome.

D’une part la suppression des aides liées au statut aurait dû conduire à individualiser les aides et à les étendre aux 18-25 ans, de manière à ne plus dépendre financièrement de la famille (conjoint ou parents) et ainsi accéder à une véritable autonomie. Il aurait fallu d’autre part proposer une revalorisation des minima sociaux à hauteur de ce dont chacun devrait avoir droit pour mener une vie décente. Ils sont encore trop nombreux celles et ceux qui en France vivent en dessous de seuil de pauvreté. L’exclusion, parfois, ne se joue qu’à quelques centaines d’euros. Ces euros, ce sont ceux qui séparent les 435 euros du RMI du seuil de pauvreté tel que défini par l’INSEE, à savoir 50 % du revenu médian soit, en 2004, 657 euros par mois par personne.

Votre proposition aurait pu faire en sorte que plus personne en France, de plus de 18 ans, ne vive en dessous de ce seuil, et ce, de façon inconditionnelle.

Ces questions ne sont malheureusement pas abordées. Peut-on repenser l’aide sociale si la réflexion n’est pas menée sur cette idée d’un minimum vital pour tous ?

De même, cette proposition de loi laisse encore sous-entendre qu’il faut « inciter » ou « intéresser » les bénéficiaires de minima au retour à l’emploi comme s’ils choisissaient volontairement de s’exclure de la collectivité et de vivre dans la pauvreté. La réalité montre pourtant que quand on peut reprendre un emploi, généralement on le fait. Pour preuve le nombre de nos concitoyens reprenant un emploi pour un gain très minime voire inexistant, parfois même à perte du fait des dépenses supplémentaires engendrées par la reprise.

Le cumul d’un revenu minimum et d’un revenu d’activité éviterait sans détours à ces personnes fragiles de perdre immédiatement leurs droits voire de régresser financièrement et leur permettrait de sortir du parcours administratif impossible et cauchemardesque qui fait qu’après avoir bénéficié du RMI, une personne se remet à travailler et perd ses droits, avant de se retrouver à nouveau allocataire dudit RMI. Et elle doit payer sa facture d’EDF, alors qu’elle ne perçoit plus l’allocation logement.

Il faut sortir de la stigmatisation, des contrôles tatillons et des « confettis » sociaux qui aménagent la misère, et mettre tout simplement en place un système universel qui permette de sortir TOUT LE MONDE de la pauvreté.

Sauf à considérer que les chômeurs sont responsables de leur sort au point de leur refuser l’accès à ce seuil minimal, il est donc moralement et politiquement inacceptable de tolérer que tant de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté soit, je le répète, 657 euros par mois, par personne, sans condition.

Votre proposition de loi n’a pas osé retenir cette solution là. Mes amendements s’inscriront dans cette perspective.

Certains me diront que laisser les minima sociaux très bas, c’est inciter les chômeurs à trouver un travail ! C’est tout simplement faux, les chiffres du chômage le prouvent. Il faut cesser de faire porter la responsabilité du chômage aux chômeurs.

Face à la fragilisation de l’emploi et des solidarités familiales, et à l’impossibilité de promettre le plein emploi aux plus pauvres dans un futur proche, un revenu garanti décent, individuel et inconditionnel, déconnecté de l’emploi, s’impose.

La création de ce revenu d’existence est aujourd’hui la condition indispensable pour satisfaire le droit inconditionnel à chacun d’être protégé de la misère.

La France a d’ailleurs largement les richesses pour assurer ce minimum vital à ses ressortissants. Le financement de cet impératif pourrait se faire notamment par une réforme de l’ISF et une taxation des revenus financiers. Et à ceux qui disent ici et là, pour culpabiliser ceux qui vivent des minima sociaux, que la France est très, voire trop généreuse, je rétorque que les chiffres d’Eurostat disent le contraire : pour chaque chômeur, le Danemark dépense 2,6 fois plus que la France. Les Pays-Bas, la Belgique, l’Allemagne, l’Irlande ou le Portugal également font mieux que nous. L’indemnisation des chômeurs (les dépenses « passives ») est plus élevée : 40 % de plus en Allemagne, 70 % en Belgique, 160 % de plus au Danemark, 170 % de plus aux Pays-Bas ! Et doit-on ainsi mesurer la générosité quand il s’agit de sortir une partie de la population de la misère ?

Ce revenu d’existence n’est pas une résignation au chômage et à la précarité du travail. Au contraire, il permet un accès serein à la formation et à la recherche d’emploi (accès au logement, aux soins, à l’information, à la garde d’enfants…). En ce sens, il permettrait une meilleure adéquation entre l’offre et la demande sur le marché du travail, en plaçant les travailleurs dans une situation de plus grande indépendance financière. Il améliore donc aussi, par conséquent, les conditions de travail et de rémunération des salariés.

De plus, économiquement, on a la garantie que ce revenu minimum sera consommé immédiatement et pour la satisfaction de besoins élémentaires et sera donc réinjecté dans l’économie.

Enfin, un des avantages du revenu d’existence est sa simplicité : accorder la même somme à tout le monde, sans distinction, sans contrôle à propos des conditions de ressources.

Le revenu d’existence permettrait en outre, comme c’est l’objectif de votre proposition de loi, d’unifier les 9 minima sociaux et se substituerait à l’éventail éparpillé et opaque des aides aux démunis.

Il simplifierait les mécanismes de cumul entre revenus du travail et revenus de l’assistance. Aujourd’hui, cette possibilité de cumul, limitée dans le temps, est très compliquée et ne permet pas de rémunérer suffisamment les premières heures travaillées. En effet, la reprise d’un emploi suite à une période de chômage est souvent précaire, peu rémunéré et à temps partiel. Les dépenses liées à la reprise d’un emploi, ainsi que la précarité et l’incertitude sur ses revenus salariaux, ne sont pas très incitatrices à la reprise d’un emploi, car ces heures de travail rapportent peu d’argent supplémentaire. Avec le revenu d’existence, entièrement cumulable, les premières heures travaillées rapportent immédiatement.

Certes, ce cumul est toujours possible, mais, fiscalement, les impôts sont censés « récupérer » tout ou partie de ce revenu d’existence à mesure que les revenus augmentent. Ainsi, le revenu d’existence, in fine, ne revient pas à « donner le RMI à ceux qui gagnent déjà des millions ». Au contraire, en conservant (et améliorant) un système fiscal redistributeur, le revenu d’existence participerait d’une meilleure justice sociale. C’est d’ailleurs ce mécanisme fiscal qui atténue les coûts apparemment gigantesques du revenu d’existence sur les finances publiques, et en fait une mesure de justice réaliste.

Tout en prenant en compte la diversité des situations, le revenu d’existence éliminerait donc les problèmes d’opacité, d’ignorance de ses droits, de non recours, de frais de gestion, d’effets de seuil, de carence, etc. On imagine aussi aisément la simplification bureaucratique engendrée et la simplification de la vie des plus démunis qui n’auraient plus à arpenter les administrations publiques pour bénéficier d’aides diverses. De plus, ce revenu d’existence, accordé à tout le monde, éviterait en partie la stigmatisation des « bénéficiaires » des minima sociaux.

En autorisant un niveau de vie décent à tous et à toutes sans condition et déconnecté du monde du travail, le revenu d’existence implique un renversement des valeurs communément admises. La proposition de loi, pour sympathique qu’elle semble, est de ce point de vue bien trop timide et d’efficacité réduite.